On proposa sans grand

enthousiasme de différer l’étude de la question de la création d’un comité législatif jusqu’au retour du juge. La proposition fut rejetée après vingt minutes de délibérations. Il y avait un autre juriste dans la Zone, un jeune homme de vingt-six ans, Al Bundell, qui était arrivé tard dans l’après-midi avec le groupe du docteur Richardson. Il accepta le poste de président qu’on lui offrait, déclarant qu’il espérait bien que personne ne ferait rien de trop grave au cours du prochain mois, car il faudrait certainement plusieurs semaines pour mettre en place un système judiciaire dont les juges seraient nommés à tour de rôle. Le juge Farris fut élu membre du comité in absentia.

Brad Kitchner, très nerveux, un peu ridicule en costume et cravate, s’approcha du podium, laissa tomber les feuilles où il avait noté ce qu’il voulait dire, les ramassa sans parvenir à les remettre dans le bon ordre, et se contenta d’annoncer qu’il espérait rétablir l’électricité le 2 ou le 3 septembre.

La nouvelle fut accueillie avec un tel enthousiasme qu’il reprit un peu confiance en lui et termina en beauté. On lui vit même bomber un peu le torse lorsqu’il descendit de l’estrade.

Ce fut ensuite le tour de Chad Norris et Stu dit plus tard à Frannie qu’il avait abordé le sujet exactement comme il fallait : que c’était par simple décence qu’on enterrait les morts, que personne ne se sentirait complètement en paix tant que ce ne serait pas fait. Et si on pouvait terminer avant l’automne et la saison pluvieuse, tant mieux. Il demanda deux ou trois volontaires. Il aurait pu en avoir trois douzaines s’il avait voulu. Puis il termina en invitant les membres de son équipe à se lever pour qu’on les applaudisse.

Harold Lauder se leva une fraction de seconde et se rassit aussitôt. Plus tard, certains sortirent de l’auditorium en se disant que ce type était malin comme un singe, mais que ça ne lui montait vraiment pas à la tête. En réalité, Nadine lui avait murmuré des choses coquines à l’oreille et il n’avait pas eu envie de rester debout trop longtemps, car un piquet de tente de longueur non négligeable s’était dressé tout seul sous sa braguette.

Lorsque Norris descendit du podium, Ralph Brentner vint prendre sa place pour annoncer que la Zone avait enfin son médecin. George Richardson se leva (nombreux applaudissements ; Richardson fit le signe de la paix avec les deux mains, et ce fut un tonnerre de hurlements de joie) et leur annonça que soixante personnes allaient encore arriver dans les prochains jours selon ses renseignements.

– Et voilà, nous en avons terminé avec l’ordre du jour, annonça Stu. Je voudrais que Sandy DuChien revienne ici pour nous dire combien nous sommes. Mais auparavant, y a-t-il d’autres questions dont vous voudriez parler ce soir ?

Il attendit. Il voyait le visage de Glen dans la foule celui de Sue Stern, de Larry, de Nick, et naturellement de Frannie. Ils avaient tous l’air un peu tendu. Si quelqu’un voulait parler de Flagg, voulait demander au comité ce qu’il faisait à propos de lui, c’était le moment de le faire. Mais ce fut le silence. Au bout de quinze secondes, Stu donna la parole à Sandy qui annonça ses résultats, salués par des acclamations.

Et, tandis que les gens commençaient à sortir, Stu se dit : Eh bien, on s’en est sorti encore une fois.

Plusieurs vinrent le féliciter après la séance, notamment le nouveau médecin.

– Vous vous en êtes très bien tiré, shérif, dit Richardson.

Un instant, Stu faillit regarder derrière lui pour voir à qui Richardson pouvait bien parler. Puis il se souvint.

Et il eut peur tout à coup. Lui, faire respecter la loi ? Il n’était qu’un imposteur.

Un an, se dit-il. Un an, pas davantage. Mais il avait encore peur.

Stu, Fran, Sue

Stern et Nick revinrent à pied au centre de la ville. Leurs pas résonnaient sur le trottoir de ciment quand ils traversèrent le campus de l’université, en direction de Broadway. Autour d’eux, d’autres rentraient chez eux en bavardant.

Il était près de neuf heures et demie.

– Il fait froid, dit Fran. J’aurais dû prendre mon blouson.

Nick fit un signe de tête. Il sentait le froid lui aussi. Les soirées étaient toujours fraîches à Boulder mais cette nuit il ne faisait certainement pas plus de dix degrés. Ce qui voulait dire que cet étrange et terrible été touchait à sa fin. Pour la énième fois, il se dit qu’il aurait préféré que le dieu ou la muse de mère Abigaël choisisse plutôt Miami ou New Orleans. Mais ce n’aurait sans doute pas été le paradis, à bien y réfléchir. Beaucoup d’humidité, beaucoup de pluie… et beaucoup de cadavres. Au moins, le temps était sec à Boulder.

– J’en ai presque fait dans mon froc quand ils ont demandé que le juge fasse partie du comité législatif, dit Stu. Nous aurions dû prévoir le coup.

Frannie hocha la tête et Nick griffonna rapidement quelques mots sur son bloc-notes.

– Bien d’accord. Les gens vont aussi regretter Tom et Dayna. C’est la vie.

– Tu crois qu’ils vont avoir des soupçons, Nick ? demanda Stu.

Nick hocha la tête.

– Ils vont se demander s’ils ne sont pas partis à l’ouest. Pour de vrai.

Nick sortit son briquet et fit brûler la feuille de papier.

– C’est difficile à avaler, dit finalement Stu. Tu crois vraiment ?

Sue répondit pour Nick : – Naturellement. Nick a raison. Qu’est-ce qu’ils pourraient croire d’autre ? Que le juge Farris est allé à Disneyland ?

– Nous avons eu de la chance qu’ils n’aient pas parlé ce soir de ce qui se passe à l’ouest, soupira Fran.

– Tu peux le dire, écrivit Nick. La prochaine fois, je crois que nous devrons prendre le taureau par les cornes. C’est pourquoi je voudrais que nous retardions autant que possible la prochaine assemblée générale. Trois semaines, peut-être. Le 15 septembre ?

– On pourra tenir jusque-là, répondit Sue, si Brad réussit à remettre la centrale en marche.

– Je crois qu’il réussira, dit Stu.

– Allez, je rentre, leur dit Sue. Une grosse journée demain. Dayna s’en va. Je vais aller avec elle jusqu’à Colorado Springs.

– Tu es sûre que c’est bien prudent ? demanda Fran.

– C’est moins dangereux pour elle que pour moi, répondit-elle en haussant les épaules.

– Comment est-ce qu’elle l’a pris ? questionna Fran.

– Tu sais, c’est une drôle de fille. Elle était très forte en sport à l’université. Tennis et natation, mais elle faisait un peu de tout. Elle s’est inscrite dans une petite université locale, en Géorgie. Pendant les deux premières années, elle a continué à sortir avec un type qu’elle avait connu au lycée. Un baraqué, blouson de cuir et tout le reste. Moi Tarzan, toi Jane alors fous le camp à la cuisine et frotte les casseroles. Et puis sa compagne de chambre, une féministe dans le genre costaud elle aussi, l’a traînée à deux ou trois réunions de sensibilisation des femmes, comme on disait à l’époque.

– Et elle est devenue encore plus férocement féministe que sa camarade, devina Fran.

– D’abord féministe, ensuite lesbienne, précisa Sue.

Stu s’arrêta comme si la foudre l’avait frappé.

Frannie le regarda en retenant un sourire ironique.

– Attention, réveille-toi, descends de ton nuage, dit-elle. Tu vas prendre froid aux dents si tu restes la bouche ouverte.

Stu referma la bouche en faisant claquer ses dents.

– Elle a annoncé la bonne nouvelle à son petit ami, l’homme des cavernes, reprit Sue, lequel s’est mis en pétard et il lui a sauté dessus avec un fusil. Elle l’a désarmé. Le grand tournant de sa vie, selon elle. Elle m’a raconté qu’elle avait toujours su qu’elle était plus forte que lui – elle le savait intellectuellement. Mais qu’il avait fallu qu’elle le désarme pour le sentir vraiment dans ses tripes.

– Tu veux dire qu’elle déteste les hommes ? demanda Stu en regardant Sue d’un air soupçonneux.

Susan secoua la tête : – Non, elle est bi

maintenant.

– Bi quoi ?

– À voile et à vapeur, avec les hommes et avec les femmes, Stuart. J’espère que tu ne vas pas demander qu’on crée un comité de la moralité publique.

– J’ai assez de soucis comme ça sans chercher à savoir qui couche avec qui, grogna Stu pour le plus grand plaisir de ses compagnons. Si j’ai posé la question, c’est simplement que je ne veux pas qu’elle aille là-bas comme si elle partait en croisade. Nous avons besoin d’yeux là-bas, pas de guérilleros. C’est un travail de belette, pas de lionne.

– Elle le sait, répondit Susan. Fran m’a demandé comment elle avait réagi quand je lui ai demandé si elle acceptait d’aller là-bas pour espionner. Elle a très bien réagi. D’abord, elle m’a rappelé que si nous étions restées avec ces hommes… tu te souviens du jour où on s’est rencontrés, Stu ?

Il acquiesça d’un mouvement du menton.

– Si nous étions restées avec eux, nous serions mortes ou nous serions de toute façon à l’ouest parce que c’est dans cette direction qu’ils allaient… en tout cas, quand ils étaient assez sobres pour lire les panneaux indicateurs. Elle m’a dit qu’elle se demandait quelle était sa place dans la Zone et qu’elle avait deviné que cette place, c’était hors de la Zone justement. Elle a dit…

– Quoi ? demanda Fran.

– Qu’elle essaierait de revenir, reprit Sue d’une voix brusque.

Le reste était une affaire entre elle et Dayna Jurgens. Personne ne devait être au courant, pas même les membres du comité. Dayna partait à l’ouest avec un couteau à cran d’arrêt attaché sur son avant-bras au moyen d’une pince à ressort. Lorsqu’elle basculait le poignet, le ressort se déclenchait et vlan ! Elle se retrouvait tout à coup avec un sixième doigt de vingt-cinq centimètres de long, à double tranchant. Dayna avait l’impression que la plupart des autres – les hommes – n’auraient pas compris.

Si c’est un vrai dictateur, alors il est peut-être la seule chose qui les unit. S’il n’est plus là, ils commenceront peut-être à se chamailler et à se battre. S’il meurt, leur organisation s’effondrera peut-être toute seule. Et si je m’approche de lui, Suzy, il a intérêt à avoir son démon gardien à côté de lui.

Ils vont te tuer, Dayna.

Peut-être. Peut-être pas. Ça vaudra quand même la peine d’essayer, juste pour le plaisir de voir ses tripes dégouliner par terre.

Susan aurait pu l’arrêter, peut-être, mais elle n’avait pas essayé. Elle s’était contentée de faire promettre à Dayna qu’elle s’en tiendrait au scénario convenu, à moins qu’une occasion pratiquement parfaite ne se présente. Dayna avait accepté et Sue ne pensait pas que son amie puisse avoir cette chance. Flagg serait bien gardé. Pourtant, depuis trois jours qu’elle parlait à son amie de sa mission, Sue Stern avait du mal à dormir.

– Bon, dit-elle aux autres, je rentre me coucher. Bonsoir, tout le monde.

Elle s’éloigna, les mains enfoncées dans les poches de sa vareuse militaire.

– On dirait qu’elle a

vieilli dit Stu.

Nick écrivit quelque chose et tendit son bloc à Stu et à Frannie.

– Nous avons tous vieilli.